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Le voyage en province

Sadi Carnot (décidément à l’origine de bien des rituels) est le premier président de la République à reprendre à son compte une tradition héritée de l’Empire : le voyage en province, qui devient, sous la Ve République, un rituel télévisé. Le chef de l’État est alors filmé en dehors de l’espace qui lui est traditionnellement alloué (l’Élysée, l’Arc de triomphe, les Invalides, etc.). Il expose ainsi l’image d’un homme authentique n’hésitant pas à aller au contact direct des Français.

Charles de GAULLE

Les voyages en province du général de Gaulle 1959/1965

À quelques mois de l’élection présidentielle de 1965, le magazine "Panorama" diffuse une rétrospective des voyages que le président de Gaulle a effectués en province depuis 1959.
Date : 25 juin 1965
Émission : Panorama - 1ère chaîne de l’ORTF
Encore une fois, c’est le président de Gaulle qui institue le rituel télévisé du voyage en province. Jugeant que ses allocutions et conférences de presse appartiennent au registre de "l’abstrait" et que les cérémonies officielles ne le "mettent guère au contact direct des personnes", il parcourt tous les départements de la France "pour qu’un lien vivant s’établisse entre [les Français] et [lui]. (…) Au total, il se produit autour de moi, d’un bout à l’autre du territoire, une éclatante démonstration du sentiment national qui émeut vivement les assistants, frappe fortement les observateurs et apparaît ensuite partout grâce à la télévision"(Mémoires d’Espoir).
Pour maîtriser cette image, la couverture télévisée des déplacements présidentiels est élaborée en commun par les services de l’Élysée, ceux du ministère de l’Information et les équipes de télévision. Sur les écrans, les reportages suivent une construction immuable : images de l’acclamation des foules, accueil par les personnalités locales à la préfecture ou à l’hôtel de ville, extraits du discours prononcé par le chef de l’État, puis bain de foule et frénésie de mains serrées.

Georges POMPIDOU

Si le président de Gaulle avait inlassablement parcouru l’ensemble des départements, c’était pour affirmer l’égalité des Français devant les nouvelles institutions. Les motivations du président Pompidou - qui reprend à son compte le cérémonial télévisé imaginé par son prédécesseur - diffèrent. Dans cette France du début des années 1970, les voyages en province sont désormais dictés par des thématiques précises fixées par l’agenda politique.

Valéry GISCARD D’ESTAING

Le voyage en Alsace du président Giscard d’Estaing

Le président Giscard d’Estaing célèbre le 1er anniversaire de son élection à Ringeldorf, le village d’Alsace qui l’avait le mieux élu. Seule la station régionale de Strasbourg diffuse un reportage télévisé sur "l’événement".
Date : 21 mai 1975
Émission : JT soir / 3e chaîne, station de Strasbourg
Journaliste : Bruno Albin
Le président Giscard d’Estaing - qui veut marquer son mandat d’une aura de simplicité - va réactualiser le rituel. Il apprécie l’image ainsi véhiculée, celle d’un président de proximité, refusant les honneurs et dédaignant le protocole. Certains de ses déplacements vont pourtant choquer une partie des Français, comme celui de Lyon, où il serre, devant les caméras de télévision, les mains de détenus de prison. D’autres visites auront plus de succès, comme les fameux "dîners avec les Français". En effet, à partir de 1975, une fois par mois (puis de façon plus espacée), son épouse et lui se rendent dans une famille candidate à l’organisation d’un dîner présidentiel. Toutefois, les journaux télévisés ne sont, sauf exception, pas autorisés. On se contente alors d’interviewer les hôtes sur le déroulement de leur soirée.
La veille du premier anniversaire de son élection, le président Giscard d’Estaing se rend en Alsace, dans le village qui l’avait le mieux élu (Ringeldorf). Le lendemain (21 mai 1975), seule la télévision régionale évoque la visite (les 2 chaînes nationales de l’ORTF ont préféré parler de cérémonies plus officielles). Montré en train de conduire sa voiture, de saluer chaleureusement l’ensemble des habitants ou de dîner avec les autorités locales, le reportage popularise l’image d’un président décontracté et authentique.

François MITTERRAND

François Mitterrand est l’un de ceux qui voyagent le plus en province. Pour le président socialiste, il s’agit de montrer qu’il ne prend pas goût aux honneurs de la République, au luxe de son palais et qu’il peut même s’y soustraire. C’est donc sans doute pour échapper à l’opulent décor élyséen qu’il accepte, le 1er janvier 1983, de se faire interroger en direct de sa maison des Landes, sans savoir que l’affaire allait tourner au rocambolesque. Le jour dit, le président et les 4 journalistes d’Antenne 2 sont prêts pour l’interview, mais c’est un fiasco. En effet, la grue TDF (permettant de lancer les ondes hertziennes au-dessus de la cuvette de Latché) n’arrive pas, empêchant le programme d’être diffusé. L’expérience sera retentée avec succès le lendemain, mais le président Mitterrand n’oubliera pas, et le directeur de la TDF sera limogé quelques jours plus tard.

Jacques CHIRAC

Le voyage dans les Deux-Sèvres du président Chirac

Quand le président Chirac se rend dans les Deux-Sèvres en 1996, la journaliste du JT de France 2 décrypte les intentions supposées du président.
Date : 21 janvier 1996
Émission : JT de la nuit - France 2
Journaliste : Véronique Saint Olive
Les années 1990 voient le début des émissions de décryptage. La télévision se regarde alors le nombril, mais elle observe aussi celui des politiques (par exemple, l’émission "Arrêt sur images" débute en 1995). Quant aux journaux télévisés, ils n’hésitent plus à diffuser des reportages sur l’image produite par telle déclaration ou telle action, ou à mettre à jour les stratégies de communication du président de la République. C’est le cas en janvier 1996, à l’occasion de la couverture télévisée du voyage dans les Deux-Sèvres du président Chirac, où la journaliste angle son reportage sur la "mise en scène d’un nouveau style présidentiel".

Nicolas SARKOZY

Les voyages en province du président Sarkozy 2007/2009

En septembre 2009, le JT diffuse une rétrospective des voyages que le président Sarkozy a effectués en province depuis 2009, où sa communication y est analysée.
Date : 28 septembre 2009
Émission : JT 20H - France 2
Journaliste : Valérie Astruc
Dans un contexte de crise économique mondiale, les premiers voyages de Nicolas Sarkozy donnent lieu à des images négatives d’un président qui, face aux Français mécontents venus le huer devant les caméras de télévision, n’hésite pas à répondre agressivement aux provocations. C’est le cas à Guilvinec (en décembre 2007) ou à Saint-Lô (en janvier 2009) où l’image d’Épinal d’un président salué sans retenue par des foules chaleureuses semble désormais révolue. Et même lorsqu’il tente d’éviter maladroitement ce genre de situations, le journal télévisé décrypte alors les coulisses de sa visite, comme c’est le cas le 28 septembre 2009.

François HOLLANDE

Derrière le décor : le voyage à Tulle du président Hollande

Le 17 janvier 2015, le président Hollande se rend à Tulle, où, entouré de journalistes, il salue ses habitants et commerçants. Une séquence filmée par Yves Jeuland pour "Un temps de président".
Date : 17 janvier 2015
Extraits du film "Un temps de président" d’Yves Jeuland (2015)
Pour les présidents de la République, il existe un voyage en province spécifique : celui où il retourne sur ses terres (d’élection plutôt que de naissance). C’est une visite au protocole allégé, qui est destinée à montrer que l’élection n’a pas changé l’homme, qu’il est resté proche des gens de son cru et accessible à tous. C’est le cas lorsque le président Hollande revient à Tulle (ce qu’il fait régulièrement), une ville dont il a été maire de 2001 à 2008.

Destiné à soutenir la politique de cohésion nationale pour le général de Gaulle, le voyage en province est aujourd’hui devenu un exercice médiatique périlleux où chaque faux pas est décortiqué par les médias. C’est pourtant un rituel obligatoire, qui permet au chef de l’État de figurer au vu et au su de tous, s’en allant à la rencontre des populations et des territoires.