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L’entretien télévisé

Après les conférences de presse et les allocutions télévisées, qui restent inscrites dans un cadre très formel, les entretiens sont le troisième outil audiovisuel mis à disposition des présidents de la République. Le plus généralement, celui-ci se déroule à l’Élysée (plus rarement sur un plateau de télévision), il est mené par un ou plusieurs médiateurs (souvent des journalistes de renom) et le tout est diffusé sur les plus grandes chaînes de télévision. C’est un outil médiatique aux retombées souvent immédiates et les présidents l’emploient parfois pour se sortir d’un mauvais pas.

Charles de GAULLE

Entretien télévisé avec le président de Gaulle (extrait)

Le 15 décembre 1965 est diffusé le troisième et dernier entretien que le président de Gaulle a enregistré dans le cadre du second tour de la campagne présidentielle. Pour convaincre les électeurs face à son concurrent Mitterrand, il y emploie un style et un vocabulaire inusités jusqu’alors.
Date : 15 décembre 1965
Émission : Campagne présidentielle - 1ère chaîne de l’ORTF
Journaliste : Michel Droit
Le premier à se prêter à l’exercice de l’entretien télévisé est encore une fois le général de Gaulle. Le contexte est particulier : en cette fin d’année 1965, les Français élisent leur président au suffrage universel direct pour la première fois. C’est aussi la première fois qu’un principe d’égalité est instauré à la télévision pour tous les candidats qui disposent chacun de 2 heures de temps de parole. Les électeurs-téléspectateurs sont ainsi surpris de pouvoir voir sur leur téléviseur des membres de l’opposition, qui eux-mêmes n’ont pas l’habitude de s’exprimer via ce média. Le général de Gaulle n’utilise que 25 % du temps légal (il mène sa campagne du premier tour sur le thème "je refuse d’être un candidat comme les autres"). Il croit être élu au premier tour, mais le ballottage qui l’oppose à François Mitterrand le contraint à courtiser lui aussi l’électeur sur les ondes télévisées.
Il choisit l’entretien comme arme électorale. Il accepte ainsi de se faire interviewer pour la première fois. Il enregistre une série de 3 émissions avec le fidèle Michel Droit du Figaro. Menées sur un ton familier auquel les Français n’ont guère l’habitude, ces discussions montrent l’habileté politique du général de Gaulle et défont l’image d’un homme inaccessible et indifférent aux problèmes quotidiens. De Gaulle ne réitère ensuite cette expérience que deux fois, en 1968 et 1969, mais la surprise ne joue plus, tandis que l’usure du pouvoir a fait son œuvre : ces entretiens ne suffisent pas à convaincre les Français.

Georges POMPIDOU

Entretien télévisé avec le président Pompidou (extrait)

Le 23 janvier 1974, le président Pompidou accorde un entretien exclusif à la télévision régionale du Poitou-Charentes à l’Élysée, ne sachant pas encore qu’il s’agit du dernier.
Date : 31 décembre 1973
Émission : JT du soir - Télé Poitou-Charentes actualités
Journaliste : Jean Pol Guguen
On dit souvent que la conférence de presse est l’exercice médiatique favori de Georges Pompidou, c’est éluder pourtant les entretiens avec les journalistes, avec qui le président initie de grands rendez-vous ponctuels. Le premier date du 12 mars 1970, moins d’un an après son élection. Il est interrogé par Serge Maffert de France-Soir qui déclare en préambule : "Si vous voulez bien, je vais essayer de vous poser quelques-unes des questions que chaque Français aimerait pouvoir vous poser, s’il était assis ici dans ce fauteuil". Car c’est bien aux Français que le président entend expliquer clairement sa politique.
Au fur et à mesure, Georges Pompidou prend goût à ces interviews. Souvent menées par des journalistes de renom (Michel Péricard en octobre 1972, Jacques Alexandre en février 1973, Georges Suffert en octobre 1973 puis Jean-Marie Cavada en décembre de la même année), le président offre également des exclusivités aux chaînes régionales, notamment lors ses visites en province (en juin 1972, il donne une interview à la station ORTF du Mans où il explique son attachement aux 24 heures du Mans, puis, en août de la même année, il est interrogé à propos de l’Auvergne par la 3e chaîne régionale). Son ultime entretien - où il explique les raisons de son voyage à Poitiers le lendemain - est d’ailleurs donné à la télévision du Poitou-Charentes le 23 janvier 1974, près de deux mois avant sa disparition.

Valéry GISCARD D’ESTAING

Entretien télévisé avec le président Giscard (extrait)

Ce 22 mai 1976, le président Giscard reçoit Jacques Chancel à l’Élysée dans une ambiance qu’on a voulu très intime. Le journaliste y aborde frontalement la question de la surexposition médiatique du chef de l’État.
Date : 22 mai 1976
Émission : "Giscard, un an après" - Antenne 2
Journaliste : Jacques Chancel
Si Georges Pompidou avait montré la voie des entretiens télévisés, le président Giscard d’Estaing allait l’ouvrir très largement. Tout au long de son septennat, il multiplie les grandes interviews qu’il décline dans tous les genres, jusqu’à flirter parfois avec la surexposition médiatique. Par ces exercices cadencés, il cherche évidemment l’adhésion populaire à sa politique, mais il le fait en mettant en avant ses goûts et sa personnalité, voulant façonner l’image d’un président moderne et décontracté.
Par exemple, c’est lui qui invente l’interview du 14 juillet en direct des jardins de l’Élysée (il le fait pour la première fois le 14 juillet 1976 en recevant Yves Mourousi et Patrice Duhamel). Plus tard, entre avril 1978 et janvier 1981, il participe à 7 grands entretiens intitulés Une heure avec le président de la République qui sont diffusés en alternance sur les trois chaînes de la télévision publique. Il est également invité par Bernard Pivot sur le plateau d’Apostrophes pour y parler de Maupassant (27 juillet 1979). Plus surprenant, le 17 juillet 1975, il reçoit Danièle Gilbert dans les jardins de l’Élysée où, entouré de ses chiens, il évoque Chamalières, La Marseillaise, mais aussi la chanson Le chasseur, que Michel Delpech interprète ensuite dans le bucolique parc du palais. Il n’est alors pas surprenant que Jacques Chancel lui demande tout de go, dans son grand entretien de 1975 diffusé en direct d’un Élysée méconnaissable : "Vous n’êtes pas trop épuisé par votre one man show ?"

François MITTERRAND

Entretien avec le président Mitterrand (extrait)

Pour le 2e numéro de Ça nous intéresse M. le Président, le public a disparu, mais pas l’impertinence d’Yves Mourousi. Le journaliste interrompt François Mitterrand pour diffuser une audacieuse publicité et mener ainsi le débat sur l’apparition prochaine des télévisions privées.
Date : 15 décembre 1985
Émission : Ça nous intéresse M. le président - TF1 - Yves Mourousi
Publicité : Pastilles Cachou (Lajaunie)
Réalisée par David Niles - 1985
Après un septennat de surexposition giscardienne, les conseillers de François Mitterrand lui recommandent plutôt de jouer dans le registre de la rareté médiatique afin de sacraliser sa parole et de susciter le désir. Il donne ainsi son premier grand entretien aux journalistes du Monde le 1er juillet 1981, mais sans la présence des caméras. Elles sont pourtant là le 14 juillet 1981, lorsqu’il reprend le rendez-vous initié par son prédécesseur et se fait longuement interviewer dans les jardins de l’Élysée. Quelques mois plus tard, le 9 décembre 1981, c’est de la bibliothèque de l’Élysée qu’il s’adresse de nouveau aux Français par le biais de Michèle Cotta et Pierre Desgraupes. Mais l’impopularité du président croît à mesure que la situation économique de la France se détériore, obligeant alors François Mitterrand à employer toutes les armes télévisées à sa disposition.
C’est au cours de son premier mandat qu’il tente le plus de varier les genres : par exemple, le 2 janvier 1983, il est interrogé en direct de sa propriété de Latché pour le journal d’Antenne 2. En novembre de la même année, il participe à L’Heure de Vérité, puis à 7 sur 7 en février 1984, les deux émissions politiques les plus emblématiques des années 1980.
En 1985 et 1986, TF1 - qui est encore une chaîne publique - diffuse 3 numéros d’un show politique animé par Yves Mourousi : Ça nous intéresse M. le Président. Pour la première émission (28 avril 1985), on a réuni un parterre de personnalités du monde de l’économie, du sport ou du show-business (Jacques Séguéla, Charles Trenet, Maurice Béjart, Marcel Bleustein-Blanchet, Bernard Tapie, Patrick Sébastien, Barbara Hendricks, etc.) Ceux qu’on appellerait aujourd’hui des people sont exhibés aux téléspectateurs sur un plateau décoré aux couleurs de la chaîne, mais ils restent silencieux. Face au journaliste vedette quelque peu désinvolte (qui va jusqu’à s’assoir sur la table à laquelle trône le président), François Mitterrand répond avec une pugnacité et une décontraction que les Français ne lui connaissent alors pas. Cette première émission - très mise en scène - est un gros succès et elle contribue à modifier l’image présidentielle. On décide alors de 2 autres numéros où l’attitude de Mourousi reste impertinente, comme c’est le cas le 15 décembre 1985, lorsqu’il coupe brusquement le président de la République pour passer une publicité afin de protester contre le strict encadrement de la réclame sur les chaînes publiques (tandis que La Cinq et TV6, qui vont être créées quelques mois plus tard, pourront en diffuser autant qu’elles veulent).

Jacques CHIRAC

Entretien avec le président Chirac (extrait)

Le 21 septembre 2000, c’est en direct d’Angoulême - où le président effectue un déplacement officiel - que le chef de l’État est interrogé par Élise Lucet, à propos de révélations sur le financement occulte de ses activités, dévoilées par une vidéo posthume de Jean-Claude Méry.
Date : 21 septembre 2000
Émission : 19/20 - France 3
Journaliste : Élise Lucet
Pour marquer sa présidence d’une aura de simplicité, Jacques Chirac réserve son premier entretien télévisé au journal de 13H de France 2, le 5 septembre 1995. Cette première prestation joue sur la sobriété du dispositif : le président est interrogé en plateau comme n’importe quel invité. Pourtant, 5 jours plus tard, il participe à l’increvable 7 sur 7. Mais cette fois-ci, il ne s’est pas déplacé pas sur le plateau d’Anne Sinclair (comme l’avait fait François Mitterrand), c’est à l’Élysée que l’émission est réalisée. En décembre 1996, il tente une forme hybride entre l’interview traditionnelle et le show à la Mourousi : c’est Les Français s’interrogent, le président répond, une émission enregistrée dans la salle des Fêtes de l’Élysée, où on a reconstitué le décor d’un plateau de télévision auquel participe un public d’anonymes. Là, le président est interrogé tour à tour par 4 journalistes (Alexandre Adler, Emmanuel Chain, Michel Field, Marine Jacquemin, avec Guillaume Durand pour animateur). Mais l’alchimie ne prend pas et Jacques Chirac semble mal à l’aise : l’émission n’est pas reconduite.
À partir de la cohabitation de 1997, Jacques Chirac s’entretient régulièrement avec quelques journalistes vedettes (Arlette Chabot, Patrick Poivre d’Arvor et Élise Lucet sont les plus assidus). C’est dans le cadre de ces entretiens qu’il doit répondre, le 21 septembre 2000, d’accusations de financement occulte de ses activités. Il tente alors, avec une indignation quelque peu artificielle, de balayer ces attaques par un "abracadabrantesque" resté dans les mémoires (un terme en réalité imaginé par Rimbaud).

Nicolas SARKOZY

Le quinquennat suivant est marqué par la suractivité médiatique du président Sarkozy. Dès le 20 juin 2007, à peine un mois après son élection, il donne son premier entretien en direct de l’Élysée à deux journalistes stars, Claire Chazal et Patrick Poivre d’Arvor. Le 14 juillet 2007, c’est en direct au journal télévisé qu’il offre une interview dont il a évacué toute trace de rituel : debout, devant la scène vide du spectacle donné sur le Champ-de-Mars le jour même, il répond aux questions du journaliste resté en plateau. Il ne donnera plus jamais d’entretien le 14 juillet si ce n’est quelques mots à l’issue du défilé, désirant parler seulement lorsqu’il le voudrait.
S’il utilise les entretiens en direct de l’Élysée et se rend ponctuellement sur les plateaux des JT, il reprend également le dispositif inventé par Chirac (un public et des journalistes conviés à l’Élysée) : c’est Face à la crise (5 février 2009), puis La France face à la crise (27 octobre 2010). Président se voulant sans cesse en mouvement, il innove en accordant un long entretien à Laurence Ferrari et David Pujadas en direct de New York avec les gratte-ciels en arrière-plan. En décembre 2009, il offre une exclusivité à Canal + et à Michel Denisot. Et une fois qu’il se déclare candidat (via Claire Chazal et TF1 le 15 février 2012), il multiplie alors les interventions au sein des journaux télévisés et des émissions politiques comme Des paroles et des Actes. Cela ne suffit pourtant pas à le faire réélire, l’essoufflement médiatique ayant sans doute fait son œuvre.

François HOLLANDE

Renouant avec la tradition du 14 juillet, c’est à l’Hôtel de la Marine que François Hollande - qui avait naïvement promis de ne pas convier les journalistes à l’Élysée - est interviewé en 2012. Mais dès la fête nationale suivante, l’entretien rituel est de retour au palais. De la même manière, c’est dans les studios de France Télévisions que le président Hollande répond à David Pujadas lors du grand entretien du 28 mars 2013, mais c’est à l’Élysée que Claire Chazal l’interroge le 15 septembre 2013. Il ne fait pas un usage intensif de ces entretiens et accepte volontiers les formats plus populaires pour justifier sa politique, comme lorsqu’il participe à l’émission matinale de Jean-Jacques Bourdin sur BMFTV en mai 2014, ou qu’il accepte pour la première fois de répondre en direct sur TF1 aux questions de 4 Français "normaux" qui n’hésitent pas à bousculer François Hollande (en novembre 2014). Par cet exercice singulier, on impose alors l’image d’un chef de l’État plus proche des Français, mais dont les réponses se perdent parfois en détails très techniques.

Plus vivant et détendu que l’allocution, plus simple et moins rigide que la conférence de presse, l’entretien avec des journalistes de renom est progressivement devenu l’un des outils majeurs de la communication présidentielle, passant de l’événement exceptionnel (sous de Gaulle) au rendez-vous aujourd’hui presque banal. Il est censé offrir au public davantage d’information et de vérité, tout en rendant le président de la République plus accessible et compréhensible. C’est dans ce genre d’expression directe que le chef de l’État a le plus de latitude pour marquer le style télévisé de sa présidence. Ces dernières années, face à un président quelque peu désacralisé, la télévision généraliste, concurrencée par l’émergence de nouveaux médias (chaînes d’information en continu, réseaux sociaux, etc.), tente elle aussi de renouveler le genre en faisant intervenir directement des Français.