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La visite d'usine

La visite d’usine est un exercice politico-audiovisuel d’importance qui date de l’époque des actualités cinématographiques (dans les films Gaumont de 1918, on voit par exemple le président Poincaré arpenter un atelier créé pour offrir du travail aux soldats mutilés). Pour le président de la République, la médiatisation de ces visites permet d’afficher l’image d’un chef de l’État actif qui "occupe le terrain" et ne se confine pas dans son palais de l’Élysée. Cela marque l’attention qu’il accorde à la France industrielle et aux conditions de travail et de vie des ouvriers.

Mais le ton de ces visites est étroitement lié à la situation économique. Jusqu’en 1973, le pays connaît une très forte croissance qui repose à la fois sur le dynamisme de son industrie et la forte consommation des Français. C’est le temps des visites triomphantes et volontaristes qui feront place, à partir du premier choc pétrolier de 1973, à des déplacements de plus en plus consacrés à la défense de l’emploi et de l’industrie.

Charles de GAULLE

L’inauguration de l’usine marémotrice de la Rance par le président de Gaulle

En novembre 1966, le président de Gaulle inaugure l’usine électrique de la Rance et l’événement est retransmis en direct.
Date : 26 novembre 1966
Émission : Émission spéciale en direct / 1ère chaîne de l’ORTF
Journaliste : Léon Zitrone
De 1959 à 1969, la France connaît une forte expansion économique et le plein emploi. La politique présidentielle consiste alors essentiellement à accompagner la croissance et à structurer les secteurs économiques. Il s’agit aussi de développer de nouvelles sources d’énergie afin que le pays soit moins dépendant des importations.
Le 26 novembre 1966, le président de Gaulle inaugure l’usine marémotrice de la Rance, située à l’embouchure du fleuve, entre Dinard et Saint-Malo. C’est la première centrale électrique au monde qui tire son énergie de la force des marées (elle restera même la plus grande jusqu’en 2001). Elle symbolise l’âge d’or de la technologie française, mais elle marque aussi la volonté du général de Gaulle d’offrir au pays son indépendance énergétique. Et pour convaincre les Français de la grandeur de la France, la télévision retransmet et commente en direct l’événement. Le soir, les journaux de l’ORTF rendent eux aussi compte de l’inauguration.

Georges POMPIDOU

Sous le mandat du président Pompidou, l’industrie liée aux transports connaît un fulgurant développement. Les infrastructures se modernisent, le secteur automobile connaît une croissance continue et la France ne craint pas encore la pénurie d’essence. C’est dans ce contexte que l’ORTF retransmet en direct l’inauguration de l’A6 (octobre 1970) où le président conduit lui-même une Renault R16 sur la nouvelle autoroute et sous les objectifs des caméras. Autre exemple : en 1971, on le filme à bord du Concorde volant vers Toulouse pour visiter l’usine d’assemblage de l’avion supersonique (si le premier vol du Concorde date de 1969, l’avion ne sera mis en service qu’en 1976). Mais il doit aussi faire face aux contestations des mineurs de Lorraine, dont la compétitivité s’essouffle, et qui le sifflent lors de sa visite d’avril 1972 (ce que n’élude pas le journal télévisé de l’ORTF). Le premier choc pétrolier, qui se produit dans les derniers mois de la présidence de Georges Pompidou, va radicalement changer la donne industrielle pour son successeur.

Valéry GISCARD D’ESTAING

À son arrivée au pouvoir, le président Giscard d’Estaing doit faire face aux conséquences du choc pétrolier, c’est-à-dire une crise économique mondiale qui provoque inflation et hausse du chômage. Dès 1976, le gouvernement engage même la première politique de rigueur de la Ve République. Cette situation modifie l’impact médiatique de la traditionnelle visite présidentielle d’usine.
Par exemple, le 1er décembre 1976, il réalise une visite-surprise aux usines Renault de Douai où des délégués syndicaux avaient souhaité le rencontrer. Les caméras ne sont pas présentes, mais Antenne 2 a pu réaliser ensuite une interview des ouvriers : "Nous avons posé nos revendications. Il ne nous a pratiquement pas répondu". Faux pas médiatique pour le président. Il rétablit pourtant son image 6 mois plus tard, en opérant une nouvelle visite "surprise" à une entreprise ayant créé de l’emploi en 1976 (puis en invitant 24 patrons méritants à l’Élysée). Mais cette fois, la télévision a été conviée pour couvrir l’événement.

François MITTERRAND

La visite d’une usine de La Roche-sur-Yon par le président Mitterrand

Le 21 juillet 1983, c’est une visite "surprise" (qui ne l’est pourtant pas pour les caméras de télévision) que le président Mitterrand fait aux ouvrières de l’usine textile Big Chief.
Date : 21 juillet 1983
Émission : JT 20H / Antenne 2
Journaliste : Dominique Laury
En 1981, le président Mitterrand pense réduire le chômage en appliquant une politique de relance par la consommation, mais elle échoue et creuse dangereusement le déficit budgétaire de la France. Après avoir dévalué le franc 3 fois, le cap économique du chef de l’État doit changer radicalement : c’est le tournant de la rigueur de mars 1983. Comme son prédécesseur, le président Mitterrand reprend le principe de la visite "surprise" en présence des caméras de télévision. C’est le cas le 21 juillet 1983, à La Roche-sur-Yon, où il rencontre les ouvrières de Big Chief (une entreprise spécialisée dans le textile de luxe). Rachetée par le groupe Bidermann en 1974, Big Chief doit désormais affronter en la crise en se reconvertissant, en modernisant ses équipements et en formant ses salariées. C’est pour promouvoir cette réactivité économique que le chef de l’État visite cette usine (qui disparait pourtant en 1991).

Jacques CHIRAC

Durant les premières années de sa présidence, Jacques Chirac ne développe pas de réelle stratégie vis-à-vis de la politique industrielle, dont le secteur est pourtant en proie à la concurrence internationale et aux délocalisations. Néanmoins, le chef de l’État visite régulièrement des usines, généralement dans le cadre de ses voyages en province. C’est au cours de son second mandat qu’il donne une orientation plus volontariste à la politique industrielle. Et lorsqu’il crée, l’Agence pour l’innovation industrielle, il profite de l’inauguration à Reims pour y faire sa grande rentrée médiatique après l’été 2005.

Nicolas SARKOZY

La visite de l’usine d’Arcelor-Mittal à Gandrange par le président Sarkozy

En février 2008, le président Sarkozy se rend à Gandrange, en Moselle, où les emplois sont menacés.
Date : 4 février 2008
Émission : JT 20H / France 2
Journaliste : Karine Comazzi
Pendant sa présidence, Nicolas Sarkozy généralise les visites d’usines, de laboratoires, de centres technologiques ou agricoles, etc. Toutes sont organisées selon le même parcours et donnent lieu aux mêmes images télévisées : le président - qui a endossé l’uniforme de rigueur (casque, blouse, etc.) - arpente les locaux au pas de course, écoute les démonstrations des professionnels, multiplie les signes de familiarité avec les employés, puis achève sa visite par un discours prononcé au cœur de l’usine, devant les machines et les hommes.
C’est ce dispositif médiatique qui est mis en place en février 2008, lorsque le président se rend à l’usine Arcelor-Mittal de Gandrange, un site industriel dont l’emploi est menacé. Il a été invité par les syndicats, et la télévision est évidemment conviée à filmer la visite. Lors de son discours, le président se dit prêt "à mettre de l’argent" pour moderniser le site et se livre aux déclarations personnelles (venant de se marier avec Carla Bruni 2 jours auparavant, il déclare : "Gandrange, comme voyage de noces, y’a pas mieux"). La lune de miel est pourtant écourtée et l’usine cesse toute activité l’année suivante, en mars 2009.

François HOLLANDE

La visite d’usine est un exercice auquel se plie évidemment le président Hollande. Mais contrairement à ses prédécesseurs, qui n’ont jamais été filmés portant une charlotte sur la tête, lui n’hésite pas à endosser la tenue complète (par exemple à l’usine AstraZeneca de Dunkerque en juillet 2013). Ce peut être aussi l’occasion d’annonces, comme en mars 2015, lors de sa visite à l’usine automobile PSA Peugeot Citroën à Trémery en Moselle, où il évoque la création d’une centaine d’emplois dans la région pour compenser la disparition d’Ecomouv'. Il fait également des visites "surprises" : c’est le cas le 4 juin 2015, lorsqu’il profite de son déplacement à Marseille pour rencontrer à nouveau (comme il l’avait promis durant sa campagne électorale) des salariés de l’usine Scop-TI, devenus entre-temps leurs propres patrons.

Visiter une usine sous les objectifs des caméras est un exercice imposé lorsqu’on veut afficher son intérêt envers le secteur économique secondaire. Pendant les Trente Glorieuses, il s’agit de célébrer les grandes réalisations françaises et l’âge d’or de l’industrie hexagonale. Après le premier choc pétrolier, l’exercice devient plus périlleux, mais permet au président de prouver qu’il "occupe le terrain" et se soucie des conditions de vie et de travail des salariés.