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La première dame

En France, aucun texte ne définit juridiquement l’existence de la "première dame". Pourtant, on lui attribue généralement un rôle, celui de la généreuse dame de charité, de la bonne maîtresse de maison et de l’élégante ambassadrice de mode. À partir de Claude Pompidou, elles émergent peu à peu sur la scène médiatique jusqu’à en occuper parfois son centre dans les années 2000 et 2010. Et pour certains de nos présidents de la République, il s’agit de mettre leur épouse au service de leur image politique.

Yvonne de GAULLE

En 1942, Winston Churchill engage une agence de publicité pour "vendre" le général de Gaulle aux Britanniques, jugeant le chef de la France Libre trop peu connu des Anglais. On a alors l’idée de le filmer et de le photographier auprès de son épouse dans sa maison du Kent, vacant à diverses occupations. "Il veut me lancer comme une savonnette !" aurait réagi le Général, qui se plie néanmoins à l’exercice, trop conscient des enjeux. C’est la seule et unique fois que l’intimité des époux est dévoilée.
Devenu président de la République, Charles de Gaulle n’entend en effet pas mettre en avant sa vie privée. Et si "tante Yvonne" (comme l’appellent les Français) apparaît régulièrement dans les reportages des journaux télévisés (lors des réceptions à l’Élysée, des voyages officiels, etc.), c’est toujours de manière furtive. Aucun reportage ni portrait n’est diffusé sur la première dame, qui ne prend jamais la parole, au point qu’on ne connaît plus aujourd’hui le son de sa voix.

Claude POMPIDOU

Madame Claude Pompidou

Pendant la première année de son mandat, le président Pompidou s’est laissé filmer avec son épouse pour un documentaire diffusé le lendemain du jour anniversaire de son investiture.
Date : 21 avril 1970
Émission : Adresse : "Élysée"
Journalistes : Hubert Knapp & Pierre Desgraupes
Claude Pompidou est la première épouse de président à pénétrer l’arène médiatique. Femme moderne, affectionnant les arts, elle fait ponctuellement l’objet de reportages au journal télévisé (inaugurant le musée Vasarely de Gordes en juin 1970 ou une résidence pour personnes âgées à Tonnerre en juin 1971, etc.)
Lorsque Georges Pompidou accepte de se laisser filmer dans son intimité pour un document diffusé sur les antennes de l’ORTF ("Adresse : "Élysée"" d’Hubert Knapp et Pierre Desgraupes, avril 1970), il inaugure un nouveau style de communication présidentielle d’où son épouse n’est pas écartée. Dans ce film, on peut y voir, entre autres, le chef de l’État s’approcher du bord d’une falaise tandis que Claude Pompidou l’en empêche ; le président capitule et rétorque à la caméra "Et on dit que je suis autoritaire !"

Anne-Aymone GISCARD D’ESTAING

Madame Anne-Aymone Giscard d’Estaing

Pour adresser ses vœux de Nouvel An aux Français pour l’année 1976, le président Giscard d’Estaing a convié son épouse à prononcer elle aussi quelques mots. C’est la seule fois où la première dame intervient dans le rituel médiatique des allocutions.
Date : 31 décembre 1975
Émission : Allocution présidentielle / ORTF
Valéry Giscard d’Estaing souhaite incarner un président moderne et il use pour cela de l’image de son épouse. Celle-ci inaugure donc hôpitaux ou écoles sous les objectifs des caméras, mais elle visite aussi des usines (c’est le cas à Plafora dans l’Ain en février 1977, ou à la verrerie d’Arques dans le Pas-de-Calais en novembre 1979), ce qui donne lieu à des reportages dans les journaux régionaux de la 3e chaîne. On la voit même sur les antennes nationales, descendre dans une mine de glaie en novembre 1977, portant la blouse et le casque de rigueur. La famille Giscard d’Estaing se laisse également filmer dans l’intimité d’un dîner pour le film "Élysée portes ouvertes : visages d’un président" diffusé en mai 1975. Mais l’indice le plus palpable du rôle politique que le président Giscard d’Estaing souhaite assigner à son épouse est sans doute la participation d’Anne-Aymone à la traditionnelle allocution de vœux pour la nouvelle année.

Danielle MITTERRAND

Madame Danielle Mitterrand

Un an après l’élection de son époux, Danielle Mitterrand fait l’objet d’un portrait au JT. 3 ans plus tard, elle est interrogée dans le cadre d’un film documentaire sur le président.
Date : 10 mai 1982 / 10 mai 1985
Émissions : JT 20H (TF1) / Film "Portrait d’un président" (FR3)
Journalistes : Marion Desmarres / Roland Cayrol & Anne Gaillard
Danielle Mitterrand n’a pas attendu que son mari devienne président pour occuper un rôle politique. Militante socialiste engagée, elle continue ses combats après l’élection de son époux, au risque parfois de gêner la diplomatie française (en prenant des positions favorables aux Kurdes d’Irak, aux guérilleros du Salvador, aux zapatistes mexicains, en soutenant le sous-commandant Marcos et Fidel Castro, d’ailleurs reçu en visite privée à Paris en 1995).
Mais la première dame reste discrète, ses apparitions télévisées sont relativement rares et ses interviews se comptent sur les doigts d’une main. Elle fait pourtant l’objet d’un portrait au journal télévisé de TF1 en mai 1982, puis elle se dévoile un peu dans un documentaire consacré à François Mitterrand, "Portrait d’un président", diffusé sur FR3 en mai 1985. Cette image du couple présidentiel sera quelque peu ternie par la révélation, en 1994, de la fille cachée de François Mitterrand, une information divulguée par la presse écrite tout d’abord, puis reprise par l’ensemble des médias, tandis que tous étaient au courant depuis plusieurs années déjà ; une révélation qui renforcera un peu plus la popularité de Danielle Mitterrand auprès des Français.

Bernadette CHIRAC

Madame Bernadette Chirac (extrait)

En octobre 1996, Bernadette Chirac se laisse filmer dans ses activités quotidiennes à l’Élysée et expose l’image d’une première dame "comme tout le monde" (ou presque).
Date : 31 octobre 1996
Émission : Envoyé Spécial "La femme du président" / France 2
Journaliste : Véronique Saint Olive
Bernadette Chirac est médiatiquement présente aux côtés de son mari depuis qu’il a été Premier ministre de 1974 à 1976. Si, comme sa prédecesseure, c’est une militante, elle est également élue de la République (pour la première fois en 1971 au conseil municipal de Sarran, puis régulièrement à partir de mars 1979 comme conseillère générale du canton de Corrèze).
Au cours des deux mandats de son époux, Bernadette Chirac apparaît souvent à la télévision et occupe largement le terrain médiatique, ayant parfaitement appréhendé la potentialité politique de l’outil médiatique. Avec l’opération "pièces jaunes", elle est interviewée chaque année par Patrick Poivre d’Arvor sur le plateau du 20 heures de TF1, ce qui lui assure une visibilité très forte. En 1996, elle se laisse filmer dans ses activités quotidiennes de l’Élysée par les journalistes de "Envoyé Spécial", puis réitère en 2000 pour France 3. Elle "déborde" même du cadre purement informatif en participant, en octobre 2001, à l’émission "Vivement dimanche", où elle est l’invitée principale de Michel Drucker. Cette présence médiatique doublée d’un vrai flair politique se révèle être un atout précieux pour le président Chirac, notamment en temps de cohabitation.

Cécilia & Carla SARKOZY

Avec le président Sarkozy, la communication autour de la première dame va changer du tout au tout. C’est l’ère de la médiatisation de la vie privée du couple présidentiel. Avec Cécilia Sarkozy, le public et le privé ne font qu’un. Tout d’abord, on apprend peu après l’élection qu’elle n’a pas voté pour son époux. Dès l’investiture, où elle est gratifiée d’une tendre caresse sur la joue. Puis, à la garden-party de 2007, son président de mari lui déclare sa flamme en public pour la remercier de son rôle dans la libération des infirmières bulgares. Enfin, c’est l’annonce du divorce qu’elle demande en octobre de la même année et qui secoue, si ce n’est la République, du moins la sphère médiatique française. Tous ces événements sont largement couverts par les journaux et magazines d’information télévisés, même si les médias font encore mine de s’interroger sur la frontière à ne pas dépasser entre vie privée et vie publique.
Le président esseulé ne le reste pas très longtemps. Dès la fin de l’année, il rencontre le mannequin Carla Bruni, dont la notoriété est forte depuis qu’elle s’est reconvertie à la chanson. Ils ne cachent pas leur liaison et le président Sarkozy évoque même leur relation à la conférence de presse du 8 janvier 2008, annonçant "c’est du sérieux" et le prouvant le mois suivant en l’épousant. Devenue première dame, Carla Sarkozy se coule dans le moule, abandonne ses activités artistiques pour participer à des actions à la fois caritatives et médiatiques. Elle met même au monde un enfant, une première à l’Élysée pour un président en exercice. Une des dernières apparitions de l’intimité présidentielle se fera après l’élection dans un documentaire, "Campagne intime", où l’on aperçoit le couple dans ses appartements présidentiels, pouponnant avec leur nouveau-né. Une intimité qui peut surprendre, mais qui était pourtant déjà présente chez le couple Pompidou.

Valérie TRIERWEILER & Julie GAYET

Le président Hollande, qui souhaitait communiquer dans l’esprit exactement inverse de son prédécesseur, affronte plusieurs crises médiatico-politiques liées à sa vie privée. Le premier acte se produit lorsque Valérie Trierweiler diffuse un tweet en soutien à l’adversaire politique de l’ex-compagne du chef de l’État, Ségolène Royal, ce qui déclenche une tempête médiatique quelque peu affectée. C’en est fini de la volonté de rupture de François Hollande avec Nicolas Sarkozy. Sa vie privée influe sur sa vie publique. Rebelote quelques mois plus tard, avec la révélation faite par un magazine de presse people sur la liaison du président avec l’actrice Julie Gayet. Pour la première fois depuis la divulgation de la fille cachée de François Mitterrand en 1994, la "loi du silence" sur la vie réelle des présidents est brisée. Et lorsque la première dame répudiée publie un ouvrage où elle règle ses comptes, tous les médias internationaux en rendent compte, divertissant ainsi la planète entière.

Les épouses et compagnes de nos présidents incarnent donc le rôle de première dame, une fonction qui n’existe constitutionnellement pas, mais exerce une incontestable influence politique. Cette emprise ne dépend pas uniquement de la dimension présidentielle que confère ce rôle, mais également des exigences toujours plus grandes d’une société de l’image en perpétuel bouillonnement. Quant à son homologue masculin (le "premier monsieur"), la France n’en a pas encore fait l’expérience et il faut se tourner vers l’Allemagne (avec le second époux de l’actuelle chancelière Merkel) ou encore vers le Royaume-Uni (avec Denis Thatcher, le mari de la "Dame de Fer") pour en étudier le cas.